Paru le 23 juin 2010, 4,99 d’Alaclair Ensemble a influencé bon nombre de rappeurs québécois, autant par sa mise en marché numérique (avec l’option «Proposer un prix» sur Bandcamp) que par son approche artistique décalée et humoristique. Élaboré en grande partie par des rappeurs et producers déjà bien connus sur la scène rap (Maybe Watson, Eman et Claude Bégin d’Accrophone, Mash des 2 Tom, KNLO) et mettant un vedette un jeune rappeur prometteur (Ogden), l’album n’a pas mis de temps à s’imposer dans les réseaux alternatifs et étudiants de la province.

«À l’époque, j’animais un show de hip-hop à Ottawa. C’était le seul show rap francophone dans la région de l’Outaouais, et on jouait régulièrement l’album», se rappelle D-Track, qui animait alors Au coeur de la rue sur les ondes de CHUO. «Je connaissais déjà les gars et j’étais un fan de leur musique. J’ai toujours adoré ce qu’ils faisaient.»

Vétéran de la scène de Québec, Webster connaissait bien lui aussi la plupart des membres du groupe. «Ce sont des guys que j’ai toujours trouvé très forts en termes de lyrics, de flows et de prods. Dans le cas Vlooper, KNLO, Eman et Claude plus précisément, ce sont aussi des gars que j’ai vu grandir et évoluer dans leur art et, là, je voyais qu’ils avaient trouvé un créneau dans lequel ils étaient à l’aise, dans lequel ils étaient bons. Je trouvais que c'était un accomplissement. C’était l’fun de les voir respecter l’aspect old school du rap, tout en allant dans une vibe un peu plus moderne. L’album est un beau croisement.»

Fondateur et directeur de Coyote Records, étiquette phare de la capitale qui se nommait alors Abuzive Muzik, Rafael Perez a également accueilli l’album comme un vent de fraîcheur. «J’avais travaillé avec les gars sur Movèzerbe (NDLR : collectif de Québec qui regroupait une bonne partie du noyau d’Alaclair) et je voyais 4,99un peu comme la suite de tout ça, dans le sens que ça détonnait vraiment de tout ce qui se faisait dans le rap d’ici. On était à l’époque d’un rap plus street, plus cru, et eux, ils sont arrivés avec des trucs moins sérieux, plus humoristiques. À la limite, je me demandais même s’ils étaient pas en train de troller leur auditoire! Mais, sur le coup, ce qui m’a surtout marqué, c’est la musique super intéressante et accessible. D’un beat à l’autre, tu sens l’apport de Mash, de Claude et de KNLO.»

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Pour FiligraNn, qui côtoie de près Maybe Watson depuis le milieu des années 2000 au sein du collectif K6A, 4,99 a été toute une surprise. «J’ai d’abord entendu des versions démo de cet album-là, car à l’époque, Maybe Watson était beaucoup à Québec. Sous toutes réserves, je crois qu’il travaillait avec Mash et Claude sur son album solo. De temps en temps, il me faisait écouter des nouveaux verses et, à un moment donné, j’ai entendu des trucs de KNLO, d’Eman et d’un gars que j’avais jamais entendu nulle part, Ogden. Y’a vraiment fallu que l’album sorte pour que je comprenne l’ampleur de ce qui se passait avec cette gang-là. J’ai découvert des chansons très mélodiques avec des gros refrains. J’étais fier de Watson, car j’avais l'impression qu’il avait réussi à amener les gars dans son vibe plus abstrait. C’était cool de le voir créer comme il voulait, sans qu’on ait constamment à calmer ses ardeurs, comme on le faisait parfois avec K6A. Il a trouvé avec les gars de Québec une belle liberté de créativité.»

Le fondateur des Word UP! Battles voit en cet album «un book of art» dans le rap au Québec. «Il a permis de décomplexer le rap pour toute une générations d’artistes qui a suivi, qu’on pense à Dead Obies, L’Amalgame ou LaF. En même temps, c’est certain que ce rap-là qui respecte pas les codes a été dérangeant pour un autre pan de la scène. Pour eux, ça feelait un peu comme je m’étais senti avec Omnikrom quelques années avant. Sauf que, dans ce cas-ci, les gars avaient fait leurs classes. On était devant des beatmakers de talents, des bons freestylers et des excellents entertainers qui, ensemble, ont planté le rap québécois sur des nouvelles terres.»

Un impact massif sur la relève

Arrivée sur la scène rap montréalaise en 2015 au sein de son collectif Bad Nylon, la rappeuse et productrice Marie-Gold fait partie de ces artistes qui ont été directement inspirées par cet album. «J’ai été introduit à Alaclair par les clips de cet album-là, notamment Viande de chval, Les brizasseurs de fizzoules et Piles comprises. Je trouvais ça complètement disjoncté et j’étais obnubilée par leur énergie. Après, j’ai découvert l’album, et ça a été l’un des premiers à m’accrocher autant dans le milieu du rap québ (...) C’est clair que leur délire décomplexé en a inspiré plusieurs. C’est comme si on avait eu la permission de faire de quoi d’éclaté et de vraiment DIY.»

FouKi a également été impressionné par cet album à un très jeune âge. «J’avais 15 ans quand j’ai découvert cet album-là, autour de 2012 ou 2013. Je connaissais déjà le K6A et l’univers du battle rap, mais précisément, mon entrée vers Alaclair s’est faite par Moi chu down et Fussy Fuss. Je trouvais ça dur à comprendre, mais j’adorais ça, et ça m’a donné envie de réécouter constamment l’album. Je trouvais les beats très dope

L’innovante production a également interpellé High Klassified. «J’écoutais beaucoup de KenLo Craqnuques à l’époque et, à force d’en écouter et de faire mes recherches, j’ai découvert cet album d’Alaclair, probablement vers 2012. J’ai trouvé ça fou. C’était les seuls gars qui faisaient ce genre de rap», croit le renommé producer lavallois, qui a déjà signé une production pour Future et The Weeknd.

«Avec le recul, tu te rends compte qu’il y a tellement eu de rejetons d’Alaclair», observe D-Track. «Tu regardes la scène et tu en vois plein des rappeurs avec une approche plus humoristique qui jouent avec les mots. Les gars arrivaient avec un autre franglais, qui était pas celui de SP et Yvon, mais qui était carrément unique et original, surtout dans le cas de Watson et KNLO. Tu peux voir que Dead Obies a repris ça un peu après.

«Ils étaient déjà en 2020 avec cet album-là…» proclame FouKi. «Vraiment, c’est une cristie de grosse galette avec juste des gros verses et de beats qui fessent. Et ce qui est l’fun, c’est que c’est un album qui passe partout. Y a des trucs légers assez smooths et, même quand c’est plus raw, ça reste funny… Clairement, ça m’a inspiré dans ma musique.»

Le côté ludique de la proposition du groupe a aussi rejoint Webster, l’un des rappeurs engagés les plus notoires de la province. «Ils ont fait un rap de sourire à une époque où on avait encore les sourcils froncés, où on prenait des photos avec un air mad. Ils sont arrivés contre l’ordre préétabli du rap, sans même le vouloir. Bien sûr, y’a eu d’autres groupes au Québec avant eux qui étaient pas en mode hard, mais clairement, ils sont venus donner une bouffée d’air frais à tout ça. Au final, ils sont allés chercher une frange de jeunes qui, auparavant, n’étaient pas intéressés par le hip-hop. C’était devenu cool d’aimer Alaclair.»

«Ça a ouvert la porte à un nouveau public», poursuit Rafael Perez. «D’un seul coup, le rap n’intéressait plus juste les marginaux, mais aussi les filles en communication à l’université, par exemple. Et Alaclair a été le premier pas pour ceux qui ont émergé après, de Koriass à Loud, et qui ont ensuite pu avoir accès aux grandes scènes des festivals et aux plateaux de télévision. Ce qu’il y avait de révolutionnaire aussi, c’est le fait que l’album soit gratuit dans sa version numérique. Avant, les albums gratuits, c’étaient des mixtapes de série B, des compilations… Mais là, on avait de la musique originale avec des rappeurs quand même connus sur des productions de qualité. Tout ça bien avant la montée en flèche du streaming

«Juste le fait qu’on parle encore constamment de ce record, ça veut en dire beaucoup», juge High Klassified. «Il est timeless. En fait, y’a pas beaucoup de projets aussi timeless que ça au Québec. Actually, je peux pas vraiment t’en nommer d’autres… Pis c’est particulièrement l’fun de réécouter l’album en voyant tout ce qu’ils ont fait après, surtout dans le cas de Vlooper, qui a vraiment pris sa place au courant de la décennie. On peut écouter leur shit sans être nostalgique.»

En 10 ans, l’évolution du groupe est effectivement considérable, mais autant pour son impact que sa qualité, c’est 4,99 qui restera fort probablement l’album référence d’Alaclair Ensemble dans l’histoire du hip-hop québécois.

Fussy Fuss est décidément la chanson la plus appréciée de 4,99.  Elle fait l'unanimité chez tous nos intervenants. «Je mets facilement ce beat-là dans mon top 10 des meilleurs instrus rap queb ever», de dire FiligraNn. «C'est un banger», confirme pour sa part le producer de talent High Klassified.

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