Dix ans après la mort de leur ami Jonathan Beaupré-Guilbeault (Joe B.G. alias Snake), Chub-E Pelletier et S.P. traversent encore des périodes difficiles. Rejoints dans un café de Tétraultville, à quelques minutes à peine de l’endroit où leur acolyte a péri le 27 juillet 2007, les deux rappeurs reviennent sur les moments importants qui ont précédé et suivi cette tragédie.

«Dix ans plus tard, je suis capable de bien vivre. I mean, la plupart du temps, I could get over it… Mais par moments, ça me rente dedans», confie S.P. «Honnêtement, le pire, c’est en show. Si je pense à trop lui, je demande au DJ de pull up la chanson. Personne ne voit rien dans le public, mais y’a quelque chose qui vient de se passer.»

«Moi aussi, c’est par phases», poursuit Chub-E. «Quand Prodigy est mort il y a un mois, ça m’a fait penser à Snake tout de suite. Mobb Deep, c’était à peu près rien que ça qu’on écoutait.»

Bien au-delà des préférences musicales, la relation qui unit Chub-E et le défunt rappeur en est une de fraternité. Grâce au rappeur et producteur Peezee, qui travaillait déjà avec lui depuis un bon moment, Joe B.G. s’est rapidement imposé au sein de l’entourage de Micks Familia, collectif qui regroupait entre autres Ruffneck, Mic Life et Chub-E. «L’idée, c’était d’être totalement indépendant, de tout faire par nous-mêmes pour sauver du cash, en partant du beat et du rap jusqu’à l’enregistrement et la pochette. Snake, lui, cadrait exactement là-dedans», se souvient le rappeur.

C’est donc sous BBT Wreck-Hurdz, la toute nouvelle étiquette de Ruffneck, que le premier projet officiel de Joe B.G. (Underground Soldiaz) paraît au tout début du millénaire. Au fil des mois qui suivent, la relation entre Chub-E et la recrue se développe. «On est devenus comme des frères, on se chicanait comme des frères. Y’a des amis qui se pognent pis se parlent pus, mais pour nous c’était juste normal. On connectait naturellement.»

En 2001, une situation malencontreuse amène les deux amis à cohabiter dans un appartement de la rue Gonthier, le même dans lequel Joe périra six ans plus tard : «Y’est arrivé de quoi d’assez grave, et j’étais dans marde. En revenant chez nous, mes sacs étaient sur le bord d’la porte… Bref, ma mère me mettait dehors! Là. j’avais besoin de quelqu’un qui avait un char, de quelqu’un qui pouvait m’accueillir chez eux et de quelqu’un que j’pouvais rejoindre tout de suite. Dans l’temps, Joe, c’était pas le seul qui avait un cell, donc je l’ai appelé. Il a tout de suite accepté. C’est une situation qui nous a rapprochés, mais qui nous a ensuite éloignés. On a commencé à se pogner solide. Six mois après, je suis parti, car la relation était pus bonne pantoute.»

Toujours sous BBT Wreck-Hurdz, le deuxième album Ma définition du hip-hop paraît en 2004. C’est aux alentours de cette période que S.P. apprend davantage à connaître Joe en tant qu’auteur-compositeur-interprète : «Je l’ai connu en tant que hustler dans le street. Je sortais des after hours, et il était là avec Buzzy Bwoy, à faire ce qu’il avait à faire. À un moment donné, on a commencé à se parler plus, et il m’a dit qu’il voulait que ses affaires avancent. On a commencé à parler de musique puis on a fait un test avec une chanson en studio. La connexion s’est bien établie. Après ça, j’ai déménagé près de chez lui, et on a commencé à chill. Un soir, je lui ai mis la chaîne 13 Deep de mon ancien gérant Cast autour du cou pour lui montrer que, dès maintenant, il faisait officiellement partie de l’équipe. Pour nous, c’était important de connecter avec un jeune aussi talentueux et autonome. Si Joe voulait apprendre quelque chose, il allait le faire, peu importe les efforts que ça demandait.»

«Il avait jamais voulu attendre après personne. Il voulait tout faire tout de suite», poursuit Chub-E. «Il a déjà dit à Ruffneck : ‘’pourquoi tu fais pas ton graphic design toi-même, au lieu de demander à Chub?’’»

«Y était comme ça, c’est vrai», ajoute S.P., en riant. «Il me disait : ‘’va sur Youtube, tu vas toute comprendre!’’»

Au même moment où S.P. se rapproche de Joe, Chub-E s’en éloigne : «Ma vie avait changé : j’ai eu des enfants, j’ai emménagé avec ma femme dans un duplex… Le rap prenait moins de place dans ma vie, mais lui, il vivait uniquement pour ça. Il déjeunait, dînait et soupait du hip-hop.»

C’est tout particulièrement le cas en 2007 lorsqu’il met les bouchées doubles pour la création de Prévisions locales, son troisième album à paraître sous 13 Deep durant l’été. Un soir de la fin du mois de juillet, le rappeur débarque chez S.P. pour lui amener les versions masterisées des chansons.

«Il m’a remis son album, et on l’a écouté», se rappelle S.P. «Joe, c’tait un gars acharné, perfectionniste, alors il voulait que j’écoute chaque syllabe de l’album. Toute la soirée, je lui disais : ‘’Joe, don’t worry, l’album est dope!’’ À un moment donné, il était quatre heures du matin et je lui ai dit que j’étais fier de son travail, qu’il pouvait s’en aller chez lui sans s’inquiéter. Il a descendu les marches et, juste avant d’entrer dans son char, il m’a lancé un regard… un regard dont je vais me rappeler à tout jamais. Plus que toutes les autres, cette mort-là va m’avoir marqué à cause de ça. C’est bizarre à dire, mais j’en ai voulu à Dieu… C’est pas correct.»

Le lendemain, juste après l’un de ses spectacles, S.P. est attablé au Saint-Sulpice à Montréal avec des collègues. «On était en train de manger, et Cobna m’interrompt pour me monter son cell. C’était la rue Gonthier, totalement ravagée par les flammes. Dès que j’ai vu ça, j’ai regardé Cast et je lui ai dit : ‘’on s’en va là tout de suite!’’»

«Quand on est arrivés sur place, on a vu que son char était pas parké en avant, donc on a tout de suite arrêté de s’inquiéter», poursuit-il, encore sous le coup de l’émotion. «Finalement, on se rend compte que son char était dans la cour… DAMN!»

Sur une trentaine de personnes évacuées dans un immense incendie touchant quatre duplex, Jonathan Beaupré-Guilbeault est la seule victime.

Remonter le fil de la tragédie

Face à la tragédie, Chub-E Pelletier tente de remonter le fil de la soirée avec les informations dont il dispose. «Je savais que, vers 4h, il partait de chez S.P. après lui avoir donné les masters et qu’à 4h30, selon ce que Claude Poirier disait à la télévision, il fumait une cigarette en parlant au téléphone avec sa blonde. C’est à 5h que la place a brûlé, donc selon moi, il a fumé un batte avant de s’endormir, qu’il a pas écrasé et qu’il a ensuite pitché dans sa cour en arrière. Pour avoir déjà habité là, je sais qu’en arrière, c’était assez trash et qu’il y avait pas mal de vieux bois pis une cabane. Ma déduction, c’est que c’est ça qui a brûlé d’abord… Mais bon, ça a jamais été approfondi. On dirait que, quand c’est pour un rappeur, ils poussent pas trop leur enquête.»

S.P. et Chub-E Pelletier, en 2017, lors de cette interview.

Controversé, le travail des pompiers ce soir-là alimente bien des débats médiatiques et des conversations au sein des proches du défunt. Entre le syndicat des pompiers et le Service de sécurité incendie, c’est «une guerre de chiffres» qui s’installe. Selon le premier, le temps qu’aurait pris les pompiers pour arriver sur la rue Gonthier lors du soir fatidique aurait été supérieur à cinq minutes, ce qui contreviendrait aux lois. De plus, les pompiers auraient d’abord précisé qu’il n’y avait aucun mort dans l’incident, avant de se rétracter 36 heures plus tard pour annoncer la découverte du corps.

«Les pompiers se sont faits dire par les voisins que Joe n’était pas là. Selon eux, quand son char était en arrière, ça voulait dire qu’il est en vacances. Les pompiers ont donc pris pour acquis qu’il n’y avait personne…» explique Pelletier.

«Au début, je voulais en faire une grosse histoire, car je trouvais ça bizarre qu’ils le retrouvent 36 heures après. J’aurais pu pointer du doigt du monde et devenir parano», poursuit S.P. «Mais avec du recul, j’ai compris qu’on n’aurait pas pu vraiment le sauver.»

«C’que j’pense qui est arrivé, c’est qu’à un moment donné, il a dû se réveiller. Il s’est probablement levé et est retombé tout de suite, étouffé», déduit Chub-E.

Encore sous le choc, S.P. et son groupe doivent monter sur une scène extérieure des FrancoFolies le 29 juillet, à peine quelques heures après que la mort de leur camarade ne soit confirmée. «Honnêtement, on voulait canceller le show. C’tait très dur», confie le principal intéressé. «Mais on voulait tout de suite combattre notre mal, éviter de se laisser abattre. On l’a fait en se disant que Joe aurait voulu qu’on le fasse.»

«C’était intense en sale ce show-là», se souvient Chub-E, qui faisait partie de la foule. «Joe aurait tellement aimé être là. Il était tellement content de faire les Francos…»

«Moi, j’étais pas toute là ce soir-là», admet S.P. «C’est encore un peu vague.»

Décidé à rendre justice à la mémoire de son partenaire, S.P. va de l'avant avec la sortie de Prévisions locales le 21 août, comme prévu. Ravagé par les événements, il a de la difficulté à écouter l'album. «Même encore aujourd'hui, je l'écoute pas souvent. Les références à la mort, la pochette avec le feu...»

«Même chose pour moi, c'est trop tough», poursuit Chub-E. «Ça m’a pris plusieurs fois avant d'être capable de l'écouter au complet.»

Une mort qui unit le mouvement

Le lancement posthume se déroule au Club Soda le 21 août avec plusieurs rappeurs reconnus de tous les horizons. «Même Sir Path et Manu Militari étaient là!» rappelle Pelletier. «Y a personne qui a refusé l'invitation.»

«Les gens ont pilé sur leur orgueil et ont mis leur beef de côté», renchérit S.P., qui a également écrit une chanson en son honneur sur l'album La tendance se maintient.

Lors des anniversaires de décès suivants, Chub-E organise des soirées hommage à Joe B.G. au bar Champlain, débit de boisson de Tétreaultville que ce dernier fréquentait régulièrement. À l'été 2012, il rapplique avec un plus gros événement au Club Soda pour marquer les cinq ans. «Je sentais que j’avais la responsabilité que sa mémoire vive, que les gens l’oublient pas. Il pouvait pas mourir pis on n’en parle pus deux semaines après. Il aurait pas voulu ça non plus.»

Aujourd'hui, les deux rappeurs aimeraient continuer d'organiser des événements de la sorte, mais la situation est moins évidente. «J’ai l’impression qu’on pourrait en faire plus», reconnait Chub-E. «L’affaire, c’est qu’il y en a qui pensent qu’on se fait de l’argent sur son dos. Comme si, au bout de tout ça, y avait du cash…»

«Ça peut être mal vu, c’est vrai», poursuit S.P. «J’ai entendu des affaires à propos de ça qui m’ont fait très mal.»

Sans être amers de la situation, les deux artistes voient maintenant ce drame avec un certain recul. Peu à peu, le revers de la médaille se révèle. «Cette mort-là a uni le mouvement», analyse S.P. «J'étais son partner, et les gens ont vu ma souffrance. Le mouvement a compris l’importance qu’avait Joe dans nos vies et dans le hip-hop québécois.»

«À un niveau humain, ça a aussi permis à SP et moi de se rapprocher», constate son collègue. «On se parlait pas autant que ça avant.»

Ce dernier reconnaît aussi l'importance qu'a eu sur sa carrière sa touchante chanson hommage à Joe B.G. «C’est la toune qui m’a redonné envie de faire un album, de recommencer à m’impliquer davantage comme rappeur.»

Depuis, la vie continue, mais la tragédie laisse des traces. Méconnaissable, la partie de la rue Gonthier touchée par l’incendie reste un rempart symbolique pour les deux amis. «À matin, j’allais porter mon kid au soccer et j’ai fait un wassup sur la rue Gonthier. Même si tout a été transformé en condos depuis et que ça ressemble pus pantoute à ce que c’était, c’est un endroit très représentatif pour moi», explique Chub-E.

«Je fais souvent ce détour-là moi aussi», poursuit S.P. «Quand je suis tout seul, sans les kids, je vais là-bas, je bois une bière et j’en verse un peu par terre en regardant chez eux. Les voisins sont comme ‘’c’est qui ce n*gro-là ?’’, mais pour vrai, ils pourront jamais comprendre.»

Notez que SP rendra hommage à Joe B.G. samedi soir, le 28 juillet 2017, lors d'un spectacle à Gatineau. Cliquez ici pour consulter l'événement Facebook.

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