Quel est le premier disque hip-hop lancé au Québec? Je précise ma question. Par hip-hop, j’entends un disque produit par une personne issue de la culture hip-hop. Une personne consciente des éléments qui constituent la culture hip-hop : MCing, DJing, breakdancing, graffiti, etc. Qui est la première à avoir lancé un disque?

Ce fameux premier disque hip-hop, je le cherche afin que nous puissions, collectivement, mieux connaître les racines du genre musical chez nous. À l’heure actuelle, on sait que plusieurs disques rap ont été lancés au début des années 1980. Mais ces disques constituaient un exercice de style, une parenthèse dans la carrière d’artistes complètement étrangers au hip-hop, souvent de simples tentatives d’exploitation de sons à la mode. Je pense au Rap-à-Billy de Lucien Francoeur ou encore à Wouch Wouch de Christian Lalancette aka André Montmorency.

1983

On peut établir qu’il y a eu des enregistrements hip-hop au Québec dès 1983. Il s’agissait de maquettes démo et captations live enregistrées au studio de la station CKGM de Montréal par l’animateur Mike Williams. Ces enregistrements n’ont peut-être pas été commercialisés ni gravés sur disque, mais ils ont été diffusés à la radio et produits par un crew d’artistes qui baignaient véritablement dans la culture hip-hop. Je parle de Blondie B et du Classy Crew de Wavy Wanda et Baby Blue.

1986

Après des années de recherches, j’avais l’hypothèse que l’un des potentiels premiers disques hip-hop à être paru au Québec était celui de Freaky D. Jeune montréalaise active depuis le début des années 1980, elle fait paraître un simple 12 pouces qui contient deux chansons de rap électro en 1986 : Time Is Up et Beep Rap. La date exacte de parution de ce disque demeure inconnue.

Par contre, un second concurrent au titre de premier disque hip-hop local s’est ajouté à la course récemment. Depuis ma récente rencontre avec les frères Poku aka Shaka, j’ai une toute nouvelle perspective sur ce dossier, mais aussi, de manière plus large, sur les racines du développement du mouvement hip-hop au Québec.

On remonte au début des années 70 avec Eugene Poku, immigré au milieu des années 60 de l’Afrique avec sa famille. Il découvre le locking à la télévision américaine avec le crew de danse The Lockers et lance sitôt une troupe de familiale qui s’en inspire. Vers 1977, son frère Johnny et lui forment un duo de street danse, qui puisent ses inspirations dans de nombreuses disciplines dont le locking et le popping. Se baptisant Shaka Brothers, ils accompagnent sur scène des dizaines d’artistes québécois en pleine explosion disco, dont la figure de proue du disco queb, Georges « Boule Noire » Thurston.

En gros, ils font partie de la scène disco et de l’élite artistique afro-québécoise. En tournant avec ces artistes et en solo à travers le Québec de la fin des années 70 jusqu’au début des années 80, ils contribuent énormément à faire la promotion des disciplines du street dance dans la Belle province.

Quand le breakdance devient une importante mode, au début des années 80, Johnny s’y intéresse davantage qu’Eugene. Ce dernier continue toutefois dans le monde de la danse et ouvre ses horizons vers la pratique et l’intégration de plusieurs autres styles de danse.

Shake Your Pants

À l’automne 1983, les frères se voient proposer l’occasion d’entrer en studio pour enregistrer une chanson. Depuis plusieurs années, Johnny et le troisième frère de la famille, Joseph Poku, composent ensemble de la musique. Eugene, lui, au moment où Rapper’s Delight devient un succès, en 1979, s’intéresse au MCing. Il rap ici et là, pour lui-même surtout.

En studio, les trois frères enregistrent une chanson intitulée Shake Your Pants (Breakdance). Il s’agit d’une pièce d’electro funk composée par Johnny et Joseph. Johnny chante les refrains, qui sont plus mélodiques. Eugene essaie de rapper sur les couplets. Le résultat n’est pas hyper concluant, mais l’intention y était. Le musicien me l’a affirmé lui-même en entrevue.

La chanson témoigne de l’histoire de la famille Poku et de son immigration au Canada. Des chances à prendre pour une vie meilleure - Take a Chance on Life. Et quand les problèmes surviennent, en les brassant hors de vos pantalons, en dansant, il est possible de les surmonter.

Le disque paraît sur la petite étiquette montréalaise Shizzle records (!) et se retrouve couplée, sur l’autre face, à une chanson de l’obscure Kim Lamour. Les frères Shaka n’ont aucune idée de qui il s’agit ou de pourquoi le producteur du disque a choisi cette pièce pour backer la leur.

1984

Bref, le disque est lancé au cours de l’été 1984. Les frères ne se souviennent pas de la date exacte, mais estiment qu’il devait s’agir du début de la saison. Il y a donc 35 ans cette année que ce simple 12 pouces est paru sur le marché québécois.

Peu de copies ont été vendues à l’époque. Mais le groove de la chanson est contagieux, de sortes que plus de 20 ans plus tard, le disque devient un objet de convoitise internationale parmi les collectionneurs de ce type de funk. Ce n’est donc pas pour sa valeur pionnière dans le domaine hip-hop local que le disque est convoité, mais bien pour sa qualité d’instant floor filler.

Une fois que l’on connaît l’histoire des frères Shaka, promoteur et athlètes de street dance à l’échelle provinciale durant de nombreuses années, musiciens et conscients de la nature du mouvement hip-hop, on doit absolument considérer leur disque comme l’un des plus potentiels à être le tout premier du mouvement hip-hop au Québec.

Photo : archives de Félix B. Desfossés

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